C’est justement à cette modernité que tenait Jerry Bruckheimer dans sa vision du monde des pirates, et il n’a pas hésité à demander 2 millions de dollars supplémentaires afin de refaire la musique dans cet esprit qu’on lui connaît, renonçant au symphonisme d’Alan Silvestri pour mieux retrouver le style « Media Ventures », en la personne de Klaus Badelt.
Votre musique pour PIRATES DES CARAÏBES : LA MALEDICTION DU BLACK PEARL est très différente des musiques traditionnelles de films de pirates.
Quand nous avons commencé à travailler, les créateurs du film m’ont dit qu’ils ne voulaient pas faire un film de pirates traditionnel. Par conséquent, il ne devait pas y avoir de cliché de musique de film de pirates. La première fois que j’ai visionné le film, j’ai vu l’entrée de Johnny Depp dans le port de Port Royal. Il incarnait en fait un anti-pirate, une rock star ! Je me suis alors demandé quel genre de musique je pouvais bien mettre sur ces images et j’ai pensé à quelque chose de très rock’n roll également, à mille lieues d’une musique d’époque. C’est bien en découvrant cette image que le style du film m’est venu.
Vous êtes arrivé très tard sur le projet, après le départ d’Alan Silvestri.
Tout s’est passé de façon très rapide. Je n’ai disposé que de 30 jours pour tout écrire, quand les créateurs ont réalisé qu’ils ne voulaient pas d’une partition classique. Par exemple, d’une certaine façon, les combats navals sont un peu les poursuites en voiture de ce film ! C’est pour cela que le producteur Jerry Bruckheimer et le réalisateur Gore Verbinski sont venus me voir et m’ont dit qu’ils pensaient que je pouvais faire cela pour eux. Je ne comprends pas pourquoi cela n’a pas fonctionné avec Alan. Je ne sais pas ce qu’il avait fait, mais je pense qu’il était le compositeur idéal pour ce film.
En tout cas, votre partition témoigne d’un grand enthousiasme !
Il est vrai que tout cela s’est passé dans l’excitation. Quand on m’a proposé ce film, je n’ai disposé que de 2 heures pour me décider. Je savais qu’il fallait beaucoup de musique -c’est un film assez long- et que j’aurai très peu de temps pour l’écrire. Ce fut une telle précipitation, entre la première projection et l’enregistrement, que je dois vous avouer que j’en ai encore le tournis. Imaginez ne pouvoir dormir que deux heures par nuit pendant un mois… vous comprenez ce que je veux dire ! Mais quand j’ai vu le film, je me suis vraiment enthousiasmé pour lui, et l’on n’a pas si souvent l’occasion de faire un film de pirates. Et puis, il y a ces personnages, avec en particulier Johnny Depp en rock star à la fois brillante et drôle. Enfin, c’était un film Bruckheimer. Pour toutes ces raisons, je devais vraiment le faire.
Le délai très court dont vous disposiez constituait en lui-même un challenge de taille !
Dans ces conditions, on fonctionne beaucoup à l’instint. Quand on a aussi peu de temps, on ne peut jamais regarder en arrière, on n’a pas le droit à l’erreur. C’est un peu comme une improvisation pendant un concert. On ne peut se permettre de tenter des choses risquées, il faut toujours privilégier une approche sécurisée car on n’a pas le temps d’y revenir. Et encore ! Nous avons quand même pu faire des corrections, adoucir un thème, renforcer une émotion, et l’avant-dernier jour, nous réenregistrions encore certaines parties. Ce fut un grand luxe ! Je ne sais pas si j’aurais fait les choses autrement si j’avais eu plus de temps, mais en tout cas, cela m’aurait permis de mieux me sentir ! C’est comme un roller coaster : pas le temps de réfléchir et conceptualiser, il faut y aller ! En tout cas, je n’ai jamais rendu quelque chose que je considérais comme insatisfaisait ou inachevé.
Comment s’est passée votre collaboration avec Gore Verbinski ?
Ce fut fantastique ! C’est quelqu’un de très proche de la musique, un musicien lui-même. Il était très précis dans ses indications car il a une idée précise de ce que cela peut donner avec la musique. Il était très exigeant, mais pour de bonnes raisons. Il me poussait jusqu’à mes dernières limites. Ce fut génial ! Nous avons travaillé tout particulièrement sur l’idée de malédiction et tout le mystère qui l’entoure. Au départ, je voulais faire un grand thème, très musical et très élaboré, mais cela n’a jamais vraiment marché jusqu’à ce que nous en venions à quelque chose de très petit et simple : un woodblock et un petit motif à la flûte ethnique. Nous avons donc beaucoup travaillé ensemble afin d’éviter au maximum les clichés et de faire en sorte que ce film soit unique, avec une approche musicale nouvelle, à laquelle on ne s’attend pas dans un tel film.
Et avec Jerry Bruckheimer ?
Nous nous connaissions déjà puisque j’avais participé à PEARL HARBOR. J’ai beaucoup de respect pour lui. Ce n’est pas quelqu’un qui se prend pour plus qu’il n’est. C’est seulement quelqu’un qui fait du très bon boulot. Il a été très honnête, direct et m’a laissé faire. Il a été fantastique.
Cette fois, Hans Zimmer n’était que producteur.
Ce fut très pénible ! Non, je plaisante ! Quand j’ai accepté de faire ce film, je suis allé voir Hans et je lui ai dit que cela allait être un véritable cauchemar. Pas de temps et tant de musique à composer. Je paniquais. J’avais besoin de son aide, non pas en termes d’écriture, mais en termes de gestion de tout cela. Il avait déjà travaillé avec Gore Verbinski, et beaucoup avec Jerry Bruckheimer. Ce fut à la fois un manager et un producteur dans la mesure où il m’a permis de garder une certaine distance entre eux et moi. Il me traduisait ce qu’ils voulaient et m’a donné beaucoup de conseils. Il est la principale raison pour laquelle j’ai finalement accepté de faire ce film. Je n’ai que des bons souvenirs avec Hans, à la fois quand c’était moi le compositeur, comme ici, et lorsque c’était lui, comme sur GLADIATOR.
Il nous a confié avoir quand même composé les thèmes principaux du film.
« Le succès a plusieurs pères », comme on dit !
Si l’on compare PIRATES DES CARAÏBES : LA MALEDICTION DU BLACK PEARL à vos précédentes partitions comme K-19 ou LA MACHINE A EXPLORER LE TEMPS, on constate qu’elle est plus proche du style traditionnel de Media Ventures.
C’est la faute de Jerry ! Cela sonne comme il le souhaitait. Ce que l’on appelle le son Media Ventures, c’est le son qu’il a créé avec Hans. Il adore ce type de musique et la plupart du temps, ses films vont dans ce même sens. Mais nous avons ajouté quelques petites choses dans cette dernière partition qui ne viennent pas de Jerry. Par exemple, pour l’attaque du village, nous avons ajouté des flûtes piccolos et des tubas jouant le thème : c’est le genre de choses qui lui donnent habituellement la migraine ! Mais il a écouté et il a dit : ‘oui, c’est bon, mais très surprenant !’.
Malgré cette flûte, il semble que vos orchestrations occultent souvent les bois (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons…).
Je fais cela assez souvent, en effet. D’une certaine manière, les bois –à l’exception des solos occasionnels- apportent un petit côté « rétro » à mes orchestrations. Je dis souvent qu’ils « mozartisent » le son. De ce fait, j’ai tendance à les supprimer totalement la plupart du temps, pour garder un côté moderne.
Au milieu de ce foisonnement typique de l’équipe MediaVentures (le studio de Hans Zimmer, aujourd’hui renommé Remote Control), quels sont les autres passages plus authentiquement badeltiens ?
C’est une bonne question ! Tout d’abord, j’aime particulièrement la séquence du duel entre Jack Sparrow et Will Turner au début du film. C’est comme une chorégraphie, un ballet. J’en ai composé la musique avec l’aide de Ramin Djawadi, qui est un ami. Il faut dire que, pour ce film, j’ai pu bénéficier de l’aide de tout le monde à Media Ventures en raison des délais ! Pour cette scène, nous avons utilisé chaque ligne de dialogue et chaque coup d’épée comme un rythme, une percussion. En plus de cet élément rythmique, il y avait une dimension comique, mais j’ai voulu davantage lui donner de la gravitas, du poids, un sentiment de danger : après tout, c’est un duel ! L’autre scène, parmi mes préférées, est très courte. C’est le moment où Will Turner est fait prisonnier et où deux pirates lui racontent l’histoire de son père. Il y avait un thème que nous n’avions pas vraiment réutilisé dans le film. Je me demandais avec anxiété s’il allait pouvoir fonctionner dans cette scène. Dieu merci, ce fut le cas, et plutôt bien ! Quant à ma troisième scène préférée, il s’agit du moment où la malédiction est conjurée. Les pirates baissent leurs armes et la lune redevient normal, elle n’exerce plus son pouvoir sur eux. Ici, j’ai écrit une sorte de Requiem pour les pirates. C’est une scène sincère ; on ne s’amuse plus. L’action fait place à de vrais sentiments.
Dans votre partition, on ne retrouve aucun élément musical de l’attraction.
Je dois avouer que je ne suis jamais allé à Disneyland si ce n’est le jour de la première du film, qui a eu lieu là-bas. Avant cela, je n’avais jamais rien entendu de la musique du parc, je n’avais aucune idée de l’attraction. Ce n’est que pour la première que je l’ai découverte et que j’ai compris toutes les allusions du film. On m’en avait bien parlé, mais il était difficile de se faire une idée précise. Et c’était d’ailleurs mieux ainsi. Nous ne voulions pas d’allusions musicales. C’est un film, c’est différent. C’était beaucoup plus subtil de se contenter de bribes de la chanson au début, par Elizabeth enfant, et à la fin, par Jack.
L’organisation narrative et thématique de l’album est très différente de celle du film. Quel genre d’expérience avez-vous souhaité susciter au disque ?
J’ai souhaité que l’album soit indépendant du film et que l’on s’intéresse à la musique en tant que telle. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Big Al Clay de compiler l’album pour moi. Je jetais un oeil régulièrement à son travail, mais l’important était de faire appel à quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le film. A ce moment, il ne l’avait même pas vu. Il a donc organisé la musique de telle sorte qu’elle vive par elle-même, que l’album soit musicalement intéressant.
L’album commence par Fog Bound, une danse étrange, vaguement celtique, jouée tantôt au violoncelle, tantôt à l’alto, et non pas au fiddle comme c’est plus traditionnellement le cas.
Cette musique a été écrite par un de mes amis, Craig Eastman, avec Bruce Fowler, pour Tortuga, l’île où tous les pirates se retrouvent et s’amusent. En fait, personne ne sait vraiment ce qu’est Tortuga ! C’est pourquoi il fallait une musique qui ne soit ni d’une époque ni d’un lieu précis, qu’on ne puisse savoir d’où elle vient. Nous n’avons pas fait appel au fiddle car cela aurait donné une voix trop irlandaise et innocente, alors que les pirates sont des personnages sombres : après tout, ce sont des voleurs ! Cette musique, c’est un peu leur idée du divertissement.
Pouvez-vous nous parler du thème principal de Jack Sparrow, qui apparaît dans The Medallion Calls ?
C’est un thème typique des héros à la Jerry Bruckheimer, justement parce que ce n’est pas un pirate comme les autres. C’est un thème sur mesure pour lui !
Or, la première fois qu’on l’entend dans le film, c’est lors de l’arrivée de Jack dans le port de Port Royal, tandis qu’il arrive fièrement aux commandes d’un bateau qui prend l’eau !
Exactement ! C’est une décision que nous avons prise de ne pas traiter cette scène musicalement par l’humour. Il y a une chose importante à propos de Jack : il pense toujours qu’il a totalement raison. En un sens, il vit dans une bulle, dans son propre monde. Il ne songe jamais qu’il pourrait avoir tort. Utiliser un thème héroïque pour cette scène, c’est la voir avec ses yeux à lui, de son point de vue. Il n’a jamais de problème. Le monde peut s’écrouler autour de lui, il reste toujours le même. C’est tout Jack !
Plus généralement, la musique de PIRATES DES CARAÏBES ne va presque jamais dans le sens de l’humour, qu’il soit verbal ou visuel.
Il ne fallait pas d’une musique de comédie. Elle devait soit accentuer le danger soit se placer du point de vue de Jack qui, jamais, ne s’imaginerait être comique. Pour vous, il peut paraître bizarre, mais pour lui, il n’y a rien de plus normal : ‘c’est quoi votre problème ?’ Si vous lui dites qu’il est drôle, il vous répond : ‘non. Comment ça ?’ La musique ne commente pas les gags, mais suit plutôt la vie de Jack.
Le son du thème des pirates de Barbossa est extrêment élaboré, avec des sonorités électriques et technos (Swords Crossed).
Nous avons beaucoup cherché avant de trouver la bonne musique pour les représenter. En fait, pour cette séquence, Gore m’a demandé ‘Cendrillon à un concert de Metallica’ ! Ce thème est très différent du reste du film et il n’apparaît en fait que deux fois tel quel.
Pouvez-vous nous parler de votre traitement des choeurs, enregistrés en Angleterre.
J’avais un son choral très particulier à l’esprit lors de la composition. Car, la plupart du temps, je n’utilise pas les choeurs en tant que chanteurs, mais plutôt pour créer des souffles et des sons gutturaux sombres et démoniaques. De ce point de vue-là aussi je ne voulais pas retourner aux ‘hey ho hey’ classiques des films des pirates. Il fallait donc autre chose que du chant traditionnel.
Parfois, comme dans Walk the Plank, vous faites appel à des figures polyrythmiques, la superposition de rythmes binaires et de rythmes ternaires.
La relation entre Jack et Barbossa est ambigue. Il y a à la fois du respect, de la crainte et de la haine entre eux deux. C’est la raison pour laquelle j’ai pensé à exprimer cette relation complexe à travers de tels rythmes.
Toutes ces musiques n’excluent pas un peu de sentiment, comme dans Moonlight Serenade.
C’est un beau compliment ! J’ai voulu apporter une touche romantique à ce film car c’est cela aussi qui fait avancer le film, la relation entre Will et Elizabeth, même si chacun d’eux accumule les maladresses à chaque fois !
Avec K-19, on a vu quel soin vous apportiez à la réalisation sonore de vos musiciens grâce à un choix très avisé de vos interprètes. C’est encore le cas ici avec des musiciens comme Emil Richards aux percussions, ce dernier ayant joué avec Charlie Mingus, Ray Charles, Frank Zappa, Jerry Goldsmith, John Williams, Elmer Bernstein, Henri Mancini, Lalo Schifrin, Michel Legrand et bien d’autres encore...
Une partition n’est rien sans de grands musiciens pour la jouer. Comme vous le savez, je préproduis toutes mes musiques sur ordinateurs au moyen d’échantillons. Cela permet au réalisateur de se faire une idée précise de ce que cela pourra donner. Mais c’est tellement différent quand des artistes de ce niveau les jouent ! C’est irremplaçable. Ils apportent une telle profondeur émotionnelle. Vous parlez d’Emil. C’est une vraie légende. Il a été fantastique. Il a joué à merveille ces percussions très sombres. Parfois, il en jouait même de deux instruments à la fois, ce qui donnait un son proprement incroyable : d’un côté, le gong et de l’autre l’immense taiko ! Je demande souvent aux artistes de faire des suggestions, à apporter leurs propres idées et à jouer à leur manière, de façon totalement libre.
Quel souvenir garderez-vous de cette expérience ?
Ce fut incroyable. Tout s’est passé si vite, comme à la vitesse de la lumière. Mais j’insiste sur le fait que j’ai bénéficié de beaucoup d’aide sur ce film. Nous sommes une équipe, et une excellente équipe. C’est ce qui fait la force de Media Ventures. Quand on a un travail comme celui-là à faire, vous ne pouvez vous en sortir seul. J’ai donc fait appel à tous ces gens que nous avons formés. J’ai moi-même formé Ramin. Il y a aussi Steve Jablonsky, Jim Dooley ainsi que Blake Neely, que je viens de découvrir (et je peux vous dire qu’il va faire de plus en plus partie de mes films !) et qui s’est également occupé de la direction d’orchestre. Ils ont été fantastiques ! J’en oublie, mais tous vont très bientôt démarrer leur propre carrière. C’est ce que Hans a fait pour moi et j’espère pouvoir le remercier en l’aidant en retour. En tout cas, c’est une vraie communauté artistique. Je profite donc de cette occasion que vous m’offrez pour leur dire tout simplement merci !
Quel regard portez-vous sur votre évolution depuis lors ?
Il me semble précisément que j’ai beaucoup évolué et, en quelque sorte, mûri, depuis ce film, que je considère comme faisant partie de mes premières expériences. Bien que je pense avoir réalisé une partition qui fonctionne bien, j’ai beaucoup changé et j’ai passablement affiné mon écriture en prenant mes distances du style « maison » pour aller vers quelque chose de plus créatif et un endroit plus adéquant pour moi tant sur le plan professionnel que personnel. C’est fantastique d’avoir un tel succès à son actif, à la condition de s’appuyer dessus pour être toujours plus créatif sur chaque film et ne jamais se répéter. C’est ce que j’ai essayé de faire avec des réalisateurs comme Chen Kaige, Richard Donner, Wolfgang Peterson ou encore Michael Mann. Je viens d’ailleurs de terminer un certain nombre de films très différents mais tout aussi intéressants. TMNT LES TORTUES NINJAS a été très amusant à faire, un film famillial avec beaucoup d’action avec une partition basée sur la rencontre entre l’orchestre classique et le rock, mixée avec des éléments ethniques. Le rêve pour un compositeur ! PREMONITION était quant à lui un thriller subtil avec un excellent jeu d’acteurs et un équilibre parfait entre la tension et l’émotion. Je suis en train de terminer SKID ROW, mon premier documentaire, avec Pras et les Fugees. Un projet dans lequel je crois vraiment, sur un sujet –la situation des sans-abris à Los Angeles- qui nous touche tous, tant au niveau local qu’international. Je produis aussi actuellement un auteur/compositeur/interprète de Londres, James Carrington et je construis mes propres studios à Santa Monica cet été. Je ne pourrais pas être plus heureux avec autant de projets aussi divers !
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